(De notre correspondant particulier à Moscou)
Le Temps, Mardi 28 aout 1934
Moscou, août.

Le Temps a déjà signalé dans son numéro du 2 août la fin prématurée du célèbre Makhno, mort à Paris, le 27 juillet, de la tuberculose et incinéré au columbarium du Père-Lachaise. Les journaux soviétiques n’ont pas trouvé de place pour consacrer au chef anarchiste un article nécrologique, ni même une seule ligne au bas de leur sixième page pour annoncer sa mort. Ce fut pourtant une bien curieuse figure, que ce Nestor Makhno et aucune conspiration du silence n’arrivera à faire oublier le rôle important que le populaire « Batko » a joué pendant la révolution russe, en particulier dans la lutte contre Denikine. A défaut de ses éphémères alliés bolchevistes[1], qui se hâtèrent de s’en débarrasser, une fois la victoire sur les Blancs acquise, les historiens de l’avenir lui feront la place qui lui revient parmi les artisans de la révolution.
Nestor Ivanovitch Makhno était né dans le gouvernement de Tauride en 1889, dans une famille de paysans. Berger, ouvrier agricole, il s’instruisit au jour le jour et vers l’âge de dix-sept ans, initié aux idées anarchistes, il trouva sa voie. C’était en 1905, au moment où une première vague révolutionnaire déferlait sur la Russie, et où les châteaux s’allumaient dans les campagnes. Mais la répression ne devait pas tarder et pendant la période de réaction qui suivit les événements de 1905, Makhno, arrêté pour actes de terrorisme, fut condamné au bagne.
La révolution de février 1917 le libère, il revient dans son Ukraine, natale et préside de Soviet de Gouliaï-Polié. Il travaille comme paysan dans une « commune » agricole. Mais en 1918, l’invasion de l’Ukraine par les Allemands lui fait prendre les armes. A la tête de quelques centaines de volontaires, il se joint aux forces bolchevistes qui résistent à l’envahisseur. Les divisions allemandes culbutent facilement ces bandes mal armées et installent à Kiev leur homme lige, l’hetman Skoropadski: Makhno organise contre les Allemands, les Blancs, les propriétaires fonciers, ses bandes de partisans et- précise sa tactique. Cachés dans les bois, soutenus et ravitaillés par la population paysanne, insaisissables, ils tombent brusquement sur les détachements allemands de réquisition, font sauter les lignés de chemin de fer et les ponts, attaquent les convois, puis -rentrent sous terre ou, cachant leurs armes, se transforment en paisibles agriculteurs, prêts à répondre au premier appel du petit père « Batko ». Ces troupes se déplacent rapidement sur les « tatchanki », télégues paysannes, armées de mitrailleuses que Makhno rendra si populaires en Russie et dont on voit sur la place Rouge, aux revues du l » mai et du 7 novembre, des répliques stylisées.
Son programme politique ? Anarchiste, il veut donner aux paysans la terre, aux ouvriers les fabriques en toute propriété et leur conseille de s’organiser en fédération de libres communes. C’est-à-dire qu’il voit ses ennemis dans les généraux blancs, qui veulent le retour des « pomiechtohki», les Denikine, les Wrangel, il n’a que haine pour les Petlioura et les Skoropotski, soutenus par les Allemands. Mais il n’aime guère les bolcheviks de Moscou, les communistes dont le programme agraire prévoit la collectivisation des terres et qui rejettent la formule « l’usine aux ouvriers ». Il est à la fois contre les Blancs et contre les Rouges. Par suite, on le qualifiera de « vert (paysan) bien qu’en réalité il porte le drapeau noir de l’anarchie.
Cependant, il s’allie à plusieurs reprises aux bolcheviks, qu’il considère pour le moment comme le moindre mal. Il s’agit, d’abord, d’écraser les Blancs et de chasser les Allemands. De concert avec les forces bolchevistes, il combat Petlioura. A la fin de 1918, il prend Iekaterinoslav (aujourd’hui Dniepropetrovsk), centre industriel et commercial de l’Ukraine du Sud, mais ne sait pas tenir la ville. Selon les historiens soviétiques, les bandes de Makhno, réfractaires à. toute discipline, se livraient à tous les excès, et avaient pour devise « Battre les commissaires, les bolcheviks et les juifs ». Cependant, les actes de pillage, de terreur ou d’antisémitisme étaient sévèrement punis par Makhno et ses lieutenants. Il réussit à maintenir son pouvoir dans le sud de l’Ukraine et tenta de réaliser quelques-unes de ses utopies : la suppression des prisons, l’organisation de la vie communale, « les communes libres », « les libres conseils d’ouvriers » d’où il n’excluait aucune catégorie sociale. Sous son éphémère gouvernement, la liberté de la presse fut complète, et il permit la publication de journaux socialistes révolutionnaires de droite et de gauche aussi bien que d’organes bolchevistes, à côté des feuilles anarchistes.
Mais c’est au cours de l’année 1919, pendant l’offensive de Denikine, que le rôle de Makhno et de ses bandes de partisans devint décisif. Au printemps, Denikine prend l’offensive, s’empare de la Crimée et du bassin du Donetzk et, au cours de l’été, s’avance rapidement en Ukraine, prend Kharkov, Kiev, Tsaritsyn, pique droit sur Moscou, atteint en août Orel, à 350 kilomètres de la capitale rouge. Mais, sur ses derrières, éclate une formidable insurrection paysanne où la part de Makhno est énorme. Denikine est forcé de mobiliser, pour des fronts qui s’étendent sans cesse, des paysans peu sûrs que la propagande de Makhno gagne facilement à a la cause des « verts ». Le général blanc s’est aventuré au milieu d’une population hostile; ses troupes passent leur temps à combattre des révoltes paysannes. A ce moment, la popularité de Makhno est énorme. Il est le héros paysan de l’Ukraine, farouchement opposé au retour des propriétaires fonciers. Il collabore avec les bolcheviks, mais il est le maître, et ils ne sont que ses seconds, Denikine recule aussi vite qu’il s’était avancé. La cavalerie de Makhno inflige à l’armée du général blanc en retraite une écrasante défaite près de la ville d’Ouman et s’empare d’une énorme quantité de munitions, envoyées à Denikine par les alliés [français et anglais qui soutenaient le général blanc]. II s’empare de Berdiansk, de Marioupol puis à nouveau d’Ekaterinoslav. Ses relations avec les Bolcheviks, jamais très confiantes, passent par des phases de collaboration puis d’hostilité sournoise ou avouée.
Après l’écrasement de Denikine, Makhno, malade, est soigné par des médecins spécialement envoyés de Moscou, des personnages comme Bela-Kun et Kamenev viennent le voir à Gouliaï-Polié. Mais Trotski, qui a su se servir de lui et de ses bandes de partisans, supporte avec impatience ses « alliés » anarchistes, fait arrêter les membres de leur congrès à Kharkov et, de manière générale, ne cache pas son aversion, toute bolcheviste, pour les idées anarchistes. Les choses se gâtent entre Makhno et Trotski. La propagande du premier en faveur d’un régime sans pouvoir central, d’une fédération de « libres soviets » s’oppose à la propagande marxiste de la dictature du prolétariat, exercée au nom des masses par le parti communiste. De nombreux incidents mettent aux prises bolchevistes et anarchistes, et dégénèrent en lutte ouverte.
Mais, une fois de plus, les Blancs passent à l’offensive et [reprovoquent] l’alliance de Makhno et de Trotski. Le pacte solennel (octobre 1920) reconnaît aux anarchistes la liberté d’avoir leur presse et leur organisation. Contre Wrangel, Makhno envoie plusieurs détachements de ses partisans; et c’est sa cavalerie qui traverse les marais et force l’isthme de Perekop.
Les Blancs sont définitivement vaincus, qui faisaient, malgré eux et contre eux, l’union des bolchevistes et des « partisans ». Désormais, c’est la lutte ouverte, implacable, entre Makhno et Trotski. L’armée rouge réussit, pendant l’année 1921, à « liquider » les bandes de Makhno qui, en août, s’enfuit en Roumanie, d’où il devait gagner la France.
Il est hors de doute que la défaite de Denikine s’explique par les soulèvements paysans qui brandissaient le drapeau noir de Makhno, plus que par les succès de l’armée régulière de Trotski. Les bandes de partisans du « Batko » ont fait pencher la balance en faveur des Rouges, et si Moscou veut l’oublier aujourd’hui, l’histoire impartiale, elle, en tiendra compte.
Pierre BERLAND
Pour en savoir plus sur le mouvement Makhnoviste :
Site internet :
Brochures :
- « Détruisez le mouvement de Makhno » : La guerre secrète des bolcheviks contre Nestor Makhno et ses insurgés, dans la Révolution et l’exil, CNT-AIT, 2022
- Répression de l’anarchisme dans la Russie des soviets, CNT-AIT ; 2020
- Vassilev Pano, L’idée des soviets, CNT-AIT, 2008
Livres :
- Nestor Makhno (trad. Alexandre Skirda), La Lutte contre l’État et autres récits : 1925-1932, Jean-Pierre Ducret, 1984, 145 p.
- Alexandre Skirda, Autonomie individuelle et force collective : les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours, Spartacus, 1987.
- Archinov • L’Histoire du mouvement makhnoviste (1918-1921)
Voline, La révolution inconnue
[1] NDLR : Nous avons gardé le terme utilisé par le journaliste de l’époque
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